A l’occasion de la parution du nouvel ouvrage de Suzy Canivenc et Marie-Laure Cahier, Numérique collaboratif et organisation du travail – Au-delà des promesses, Jérôme Delacroix s’est entretenu pour Coopératique avec les deux autrices.
Jérôme Delacroix (J.D.) : Bienvenue sur le blog Coopératique, sur lequel nous traitons des pratiques coopératives en entreprise et des outils associés. Commençons par une question de vocabulaire. Quelle différence faites-vous entre la coopération et la collaboration, et pourquoi vous être intéressées aux outils collaboratifs et non pas aux outils coopératifs ?
Marie-Laure Cahier : Nous suggérons dans notre livre que les outils numériques dits collaboratifs devraient en fait être appelés outils coopératifs. Cette idée repose sur une distinction entre collaboration et coopération. Les deux font référence à une production collective. Mais dans la collaboration, cette production collective est le fruit d’une addition de tâches individuelles, spécialisées, et le plus souvent coordonnées par une instance supérieure. Chacun reste responsable de son propre résultat. La coopération, elle, renvoie à une activité dans laquelle l’intensité relationnelle et l’interdépendance entre les personnes impliquées sont supérieures à celles de la simple collaboration.
Les personnes sont engagées dans un résultat collectif dont les contributions sont indémêlables, et partagent la responsabilité du résultat. Or, contrairement à l’e-mail par exemple qui permet la « collaboration » (échanges et coordination), les nouveaux outils numériques présentent, en théorie du moins, la particularité d’aller un cran plus loin, en permettant de produire collectivement. Selon notre analyse, l’ambition de ces nouveaux outils numériques serait donc davantage de l’ordre de la « coopération », bien que ce soit le terme « collaborer » qui ait été choisi pour les désigner. Ces outils numériques emportent avec eux (toujours en théorie) l’idée d’une organisation qui serait plus organique, et moins mécaniste au sens de la division du travail et de la hiérarchie. Toutefois, il faut préciser que notre interprétation n’est pas généralisée. Il n’existe pas aujourd’hui un consensus de la recherche sur une définition précise donnée à ces deux termes qui sont souvent utilisés indistinctement.
“Dans la collaboration, la production collective est le fruit d’une addition de tâches individuelles, spécialisées, et le plus souvent coordonnées par une instance supérieure. Chacun reste responsable de son propre résultat. La coopération, elle, renvoie à une activité dans laquelle l’intensité relationnelle et l’interdépendance entre les personnes impliquées sont supérieures à celles de la simple collaboration.”
Marie-Laure Cahier
J.D. : Il y a près de vingt ans, j’écrivais Les wikis, espaces de l’intelligence collective, à l’époque du boom du Web 2.0 et des usages coopératifs personnels et professionnels (blogs, wikis, peer to peer, etc.). Aujourd’hui, l’existence même de votre ouvrage montre que l’utilisation des outils collaboratifs n’est pas encore réellement maîtrisée. Qu’est-ce qui a changé selon vous sur ce sujet entre le début des années 2000 et aujourd’hui ?
Suzy Canivenc : Malheureusement, peu de choses ont changé. Au début des années 2010, j’ai étudié deux entreprises qui utilisaient un wiki comme outil de collaboration et de communication interne. Tout y était stocké et ouvert à tous les collaborateurs : les grandes décisions de l’histoire de l’entreprise, les comptes-rendus de toutes les réunions, les manuels de procédures, les documents de communication externe, les règles internes, etc. Une transparence totale au service d’un management qui aspirait déjà à plus d’horizontalité, mais aussi un formidable outil de knowledge management. En théorie. Car en pratique, au fil des années, le wiki s’était transformé, dans les deux cas, en une véritable usine à gaz où tout le monde était complètement perdu. Seuls les salariés et dirigeants les plus anciens parvenaient à garder une vision globale de l’outil, reproduisant finalement les hiérarchies traditionnelles. Plusieurs études ont également été menées à l’époque sur les réseaux sociaux d’entreprise naissants qui montraient que cet outil ne faisait que reproduire les pratiques organisationnelles et communicationnelles habituelles sans les transformer, notamment les silos et les rapports hiérarchiques.
Clairement, nous n’avons pas su capitaliser sur les expériences vécues avec cette première génération d’outils collaboratifs. En conséquence, nous refaisons les mêmes erreurs aujourd’hui, avec des drives illisibles, des doublons de rangement de documents, etc. Avec une différence notable et aggravante : la multiplication des outils et des canaux dont la diffusion a été extrêmement rapide et massive depuis la crise sanitaire. La cacophonie informationnelle, qui ne concernait que quelques entreprises avancées en termes de digitalisation il y a quelques années, concernent aujourd’hui beaucoup plus d’organisations.
J.D : La crise sanitaire engendrée par l’épidémie de Covid a contraint nombre d’organisations à adopter à la hâte des outils collaboratifs, sans aucune préparation préalable. Quels enseignements peut-on selon vous tirer de cette période ?
Marie-Laure Cahier : Je dirais qu’il y a eu autant de points positifs que négatifs. D’un côté, il y a eu une accélération évidente des usages de ces outils qui étaient parfois déjà installés dans les entreprises, mais peu utilisés jusqu’à la crise sanitaire. Quand, en revanche, il n’y en avait pas, les personnes ont dû se débrouiller avec ce qu’elles avaient sous la main, important parfois des outils à usage privé comme WhatsApp ou Messenger dans la vie professionnelle. Bref, il y a eu beaucoup de bricolage, de débrouillardise et d’entraide, et cela a in fine fait progresser beaucoup de monde sur les usages digitaux. Un autre enseignement positif est que ces initiatives bottom-up dans le choix et les usages des outils ont conduit, parfois, à les faire reconnaître et accepter par les DSI qui les ont ensuite inscrits au catalogue des outils « officiels » et ont acquis des licences, alors qu’elles n’étaient pas forcément persuadées de leur utilité auparavant – je pense, par exemple, à des outils comme Klaxoon ou Trello.
La contrepartie de cette situation, c’est que cette digitalisation « sauvage » a entraîné un mille-feuille d’outils de communication ingérable car au lieu de se substituer les uns aux autres, les nouveaux outils se sont rajoutés aux précédents alors qu’ils ont parfois des fonctionnalités proches (aux mails se sont ajoutés les intranets et autres réseaux sociaux d’entreprise, puis aujourd’hui les messageries instantanées et de nouveaux types de messagerie professionnelle comme Slack ou Teams, etc.). Les conséquences sont néfastes, tant pour l’efficience des organisations que pour la santé psychique des salariés : surcharge informationnelle, hyper-connexion, fragmentation de l’activité, perte de temps et d’efforts, etc. La situation d’urgence dans laquelle ces nouveaux outils se sont diffusés n’a pas forcément permis d’installer des bonnes pratiques ni de stabiliser des usages collectifs partagés. Le mot-clé est ici « partagé ». C’est pourquoi des régulations collectives sont aujourd’hui nécessaires en matière de structuration des outils et des usages. On ne peut pas laisser aux seuls salariés la charge de réguler individuellement leurs usages. Toutefois, ces régulations n’ont pas besoin de tomber d’en haut. D’ailleurs quand elles existent, comme des chartes utilisateurs ou le rappel du fameux « droit à la déconnexion », elles restent relativement inefficaces. C’est vraiment aux managers en concertation avec leurs équipes de mettre en place collectivement des règles d’usage qui soient adaptées aux besoins et contraintes du travail réel. Puis les bonnes pratiques peuvent se partager et se transmettre par viralité. Malheureusement, personne ne prend le temps de le faire.
J.D : À l’heure des nouvelles réalités, qu’elles soient virtuelles, mixtes ou augmentées, pensez-vous que les univers immersifs de demain constituent une opportunité intéressante pour les outils collaboratifs, ou ne sont-ils qu’un miroir aux alouettes ? Peut-on voir les univers immersifs type métavers comme des “outils collaboratifs”, c’est-à-dire favorisant la collaboration malgré la distance physique ?
Suzy Canivenc : Les dispositifs de réalité virtuelle (RV) portent en effet la promesse d’interactions plus immersives et interactives, pouvant permettre de véritables expériences de sociabilité et de collaboration, contrairement à la visioconférence. Ils pourraient incarner l’un des chaînons manquants entre distanciel et présentiel qui nous fait actuellement défaut.
Mais les espoirs sont déçus pour le moment. De multiples barrières freinent le développement de ces univers virtuels : aux obstacles financiers s’ajoutent des bugs techniques encore trop fréquents, des freins ergonomiques (les casques de RV étant lourds et inconfortables) mais aussi éthiques (craintes de cyberdépendance ou de piratage) et environnementaux. Cette technologie reste ainsi peu développée au sein du grand public, et plus encore dans le monde du travail, malgré le buzz médiatique qui l’a entourée.
Il existe cependant des solutions en 2D beaucoup plus simples mais moins connues qui semblent répondre à certains défis du travail à distance. L’idée consiste à utiliser les flèches directionnelles de son clavier pour faire déambuler son avatar dans des espaces de travail virtuels (bureaux individuels, salles de réunion, salle de pause, machine à café, terrasse, etc.), souvent représentés en vue aérienne sur son écran d’ordinateur. Dès qu’un avatar s’approche d’un autre, leurs caméras et micros respectifs s’enclenchent : ils peuvent alors échanger instantanément en visioconférence, sans avoir à envoyer d’invitation préalable. Il est possible d’indiquer quand on est indisponible mais aussi de se rendre dans des espaces collectifs pour signifier qu’on est ouvert à converser. Il est également possible d’échanger à l’écrit via un tchat, de partager des documents ou encore d’utiliser un tableau blanc dans les salles de réunion.
Ce type de plateforme est présenté par certains télétravailleurs comme un véritable « game changer », permettant de retrouve les charmes du bureau : interactions fréquentes, échanges rapides d’informations, rencontres impromptues, moments de convivialité, etc. Autant d’éléments qui nourrissent le sentiment de proximité sociale et les possibilités de coopération malgré la distance physique1. Toutefois, la RV n’a sans doute pas dit son dernier mot.
“Mettre l’usage de ces outils au cœur du débat permet en outre de parler directement de nos pratiques de travail : comment nous communiquons et collaborons, quels sont les obstacles rencontrés et comment les contourner ?”
Suzy Canivenc
J.D : Pour terminer, si vous ne deviez donner qu’un conseil à un dirigeant, à un manager ou à un salarié qui souhaiterait insuffler plus de coopération / collaboration grâce aux outils numériques, quel serait-il ?
Suzy Canivenc : Quelle que soit sa position dans l’entreprise, je l’inviterais à ne pas choisir les outils ni à déterminer leurs usages seuls. Ces outils sont avant tout des outils de communication et de collaboration, ce qui sous-entend qu’ils ne sont jamais utilisés de manière solitaire : ils impliquent donc des usages partagés comme l’a dit précédemment Marie-Laure. Or, ces outils numériques sont flexibles : contrairement aux ERP ou aux CRM, leur usage n’est pas contraint par la technologie, chacun peut s’en saisir assez librement. Il est donc essentiel de construire les usages ensemble, au plus près des besoins opérationnels, au travers d’un dialogue professionnel portant sur les apports et limites de chaque outil ainsi que sur les bonnes pratiques à développer. Mettre l’usage de ces outils au cœur du débat permet en outre de parler directement de nos pratiques de travail : comment nous communiquons et collaborons, quels sont les obstacles rencontrés et comment les contourner ? C’est un dialogue salutaire, auquel nous devons accorder régulièrement du temps pour adapter de façon continue ces usages à des technologies qui évoluent en permanence, mais aussi aux effets d’apprentissage accumulés, et ainsi espérer développer de nouvelles pratiques de travail plus coopératives.
J.D : Merci, Suzy et Marie-Laure !
Pour en savoir plus : Suzy Canivenc et Marie-Laure Cahier, Numérique collaboratif et organisation du travail, Les Notes de La Fabrique, Chaire FIT2, Presses des Mines, septembre 2023.
1Voir à ce sujet Canivenc, Suzy (2023). « Les espaces de travail virtuels : au-delà du métavers ». Repères Futurs du travail, n°16, juillet 2023, https://www.chairefit2.org/publications/les-espaces-de-travail-virtuels-au-dela-du-metavers/